Carnavalet : désastre muséal annoncé

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1. Cour d’honneur du Musée Carnavalet
Photo : Didier Rykner
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Pour écrire cet article sur les travaux en cours au Musée Carnavalet (ill. 1), nous avons longuement enquêté. Et, bien entendu, nous avons rencontré Delphine Lévy, directrice de l’établissement public Paris Musées qui gère les musées de la ville, ainsi que Valérie Guillaume, la directrice de Carnavalet. Notre première question portait sur le nombre d’œuvres qui seraient présentées à la réouverture, dont on nous avait dit qu’il serait d’un tiers en moins (nous n’avions alors aucun élément concret). Les deux responsables se sont voulu rassurantes. Écoutons Delphine Lévy : « il y aura un peu moins d’œuvres, mais pas du tout dans cette proportion » et « on a des collections merveilleuses on ne va pas ne plus les montrer mais mieux les montrer, restaurées, mises en valeur et expliquées ». Valérie Guillaume tient à peu près le même discours, expliquant qu’il y aurait sans doute un peu moins d’œuvres mais mettant cela sur le compte des pompiers qui « interdisent qu’on en accroche dans les couloirs et aux carrefours » Et elle se retranche derrière le chantier en cours pour éviter d’être plus précise : « le décompte total des œuvres n’est pas connu à ce stade ».

Ceci n’est pas exact. Car si l’on se réfère aux documents internes au projet, on constate que ce sont environ 1000 œuvres en moins qui seront présentées. Cela est d’ailleurs parfaitement cohérent avec ce qu’affirmait Valérie Guillaume dans une conférence prononcée à l’Hôtel de Ville et mise en ligne sur Youtube. Elle y expliquait que le nombre d’œuvres exposées serait de 3500 à 3600. Sachant qu’il y avait avant la fermeture environ 4500 œuvres dans les salles, on peut calculer qu’il y aurait plus de 20% d’œuvres en moins. En mars de la même année, elle avait prononcé une autre conférence à l’Arsenal, et le chiffre évoqué (confirmé par deux témoins) était encore plus bas, environ 30% d’œuvres en moins, alors que des documents font état de moins 25%. Le chiffre qui circule en interne est même de 3000 œuvres sur 4500, soit 33% en moins. Les travaux du Musée Carnavalet vont donc effectivement aboutir à une baisse drastique (entre un quart et un tiers) du nombre d’œuvres présentées au public, et certainement pas à cause des limites imposées par les pompiers. Alors que les accrochages denses étaient plutôt la règle, l’objectif est de ne jamais mettre plus d’un rang de tableaux au mur, et d’espacer ceux-ci beaucoup plus qu’ils ne l’étaient. D’ailleurs, Valérie Guillaume ne fait pas mystère, dans sa conférence de juin [1], de la diminution forte du nombre de tableaux [2] qui seront exposés [3], au profit des arts graphiques, de la photographie, des archives - soit des œuvres qu’on ne peut exposer sur le long terme - ou des « maquettes ».

Lors de notre entretien, Valérie Guillaume n’a cessé de prendre comme exemple à peu près tous les musées de ville existants, de Londres à Stockholm, de Berlin à Tokyo, de Séoul à Copenhague, pour justifier le projet, ce qui montre qu’elle n’a pas compris la spécificité du Musée Carnavalet qui est à la fois un musée d’Art et d’Histoire, et pas uniquement un musée d’histoire de Paris. Ou peut-être l’a-t-elle très bien compris, mais veut-elle le changer complètement. Delphine Lévy explique d’ailleurs très clairement qu’il s’agit de « doter Paris d’un vrai musée de ville comme toutes les grandes capitales en ont » et qu’il « doit être un vrai musée d’histoire de Paris ce qu’il n’était pas réellement ».
Alors que Carnavalet a servi au long de la seconde moitié du XIXe et du XXe siècle de modèle à tous les musées de ville qui se sont créés (mais qui ne pouvaient présenter des collections aussi riches), c’est à présent eux qui devraient servir d’exemple pour ce que Carnavalet va devenir ! Du coup, le « nouveau Musée Carnavalet » comme se plaît à l’appeler Valérie Guillaume ne va pas baser son parcours muséographique sur ses collections, mais sur ce que devrait être un « vrai musée d’histoire de la ville », c’est-à-dire comme le dit Delphine Lévy : « présenter un parcours complet du mésolithique au XXIe siècle ».
Cela veut donc dire, comme nous l’a confirmé un connaisseur du dossier, que l’accrochage dépendra du discours que l’on veut tenir, et pas des œuvres que le musée conserve. Pour certaines périodes peu ou mal représentées, on exposera donc les objets que l’on aura, même si leur intérêt et leur nombre n’est pas suffisant, tandis que d’autres périodes pour lesquelles le musée est très riche du fait de son histoire seront en grande partie reléguées en réserve.

2. Atelier de Joseph-Siffred
Duplessis (1725-1802)
Louis XVI en costume de sacre, vers 1777
Huile sur toile - 256 x 174 cm
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Musée Carnavalet
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Outre cette volonté d’aller « du mésolithique au XXIe siècle », le parcours sera par ailleurs très idéologique. Il y a évidemment peu de chances que les destructions de Paris sous la Commune soient évoquées. Et l’histoire ne sera pas faite, comme c’est l’usage, en fonction des rois successifs. En particulier, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI qui n’ont pas, ou très peu habité Paris, ne seront pas des références dans le parcours. Pour ne prendre qu’un exemple, le grand Portrait de Louis XVI par Duplessis (ill. 2), acquis il y a quelques années par Carnavalet, ne sera pas exposé. Et les collections très riches de faïence de Nevers pas davantage car Nevers, n’est-ce pas, ce n’est pas Paris.
Si la plupart des décors des period rooms seront conservées (« nous voulons un vrai musée de ville qui conserve le charme qu’il avait avant la fermeture grâce à ses period rooms exceptionnelles » nous a dit Delphine Lévy), ce n’est pas vrai pour tout. Ainsi les boiseries du café militaire de Claude-Nicolas Ledoux (ill. 3) ne seront pas entièrement remontées, mais seulement partiellement sur un mur. Lors de nos entretiens, alors que nous faisions allusion à certaines phrases contenues dans le Projet Scientifique et Culturel qui nous a été remis et qui date de 2015, on nous expliquait que celui-ci avait forcément évolué. C’est exact, par exemple pour la chambre du Temple qu’il prévoyait alors de conserver en l’état, ce qui n’est désormais plus le cas : les œuvres resteront mais présentées dispersées dans des vitrines. Il faut, c’est évident, casser l’image supposée « royaliste » du Musée Carnavalet. Pour des raisons différentes (c’est le choix de la muséographe Nathalie Crinière) la chambre de Proust sera également en partie démantelée.


3. Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806)
Boiseries du Café militaire, 1762
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Clemens August von Bayern (CC BY-SA 4.0)
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Carnavalet ne devant plus être un musée de Beaux-Arts, encore moins un musée d’Art décoratif, et la chronologie devant aller « du mésolithique au XXIe siècle », de nombreuses œuvres importantes seront envoyées en réserve, voire renvoyées tout court. C’est ainsi le triste sort du mobilier de Martin-Michel-Charles Gaudin, duc de Gaëte, un ensemble d’époque napoléonienne attribué aux Jacob et ayant meublé la chambre du duc dans son hôtel de la rue du Faubourg Saint-Honoré (ill. 4). Celui-ci ayant été gouverneur de la Banque de France, la banque s’était vu offrir (et avait en partie acquis) ce mobilier dont elle n’a cependant pas l’usage. Aussi, en 1996, une convention de dépôt avait été passée avec le Musée Carnavalet qui l’exposait depuis dans une salle dédiée (ill. 5). Or, comme nous l’a écrit Valérie Guillaume en août dernier : « Le nouveau parcours muséographique en cours d’élaboration vise notamment à rééquilibrer les périodes chronologiques du mésolithique au XXIe siècle et nous amène aussi à privilégier l’exposition des fonds propres, particulièrement riches, du musée. », nous confirmant que les meubles devaient été rendus à la Banque de France [4]. La Banque de France a été surprise de cette demande inattendue et cherche actuellement un musée intéressé susceptible de l’exposer…


4. Attribué à Jacob Frères
Lit à flasque du duc de Gaëte
Chêne, acajou, bronzes dorés - 121 x 199,4 x 138 cm
Paris, Banque de France, naguère déposé au Musée Carnavalet
Photo : Musée Carnavalet
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5. Attribué à Jacob Frères
Le mobilier de la chambre du duc de Gaëte
dans l’ancienne présentation au Musée Carnavalet
Paris, Banque de France, naguère déposé au Musée Carnavalet
Photo : Banque de France
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Les travaux de Carnavalet ne concernent bien entendu pas uniquement les salles d’exposition. Leur surface sera d’ailleurs légèrement réduite par rapport à l’existant, ce qui là encore est assez surprenant. Selon les chiffres donnés par Valérie Guillaume elle même lors de la conférence de l’Hôtel de Ville, les collections permanentes passeront de 3948 m2 à 3890 m2, et les surfaces d’expositions temporaires (pourtant déjà insuffisantes) de 390 à 357 m2. Il est vrai qu’il faudra inclure l’inévitable restaurant. Non que nous soyons par principe opposé à ce type d’équipement pour un musée. Mais Carnavalet se trouvant au cœur du Marais, dans un quartier très riche en restaurants, cela nous semble un peu inutile. Ce qui est le plus gênant, ce sont les espaces réservés à la location. Comme pour le Petit Palais dont le grand hall d’entrée à droite ne peut servir pour montrer les collections car il est régulièrement loué, plusieurs seront prévus pour cette activité qui devrait dans un musée rester annexe et ne pas empiéter sur les salles d’exposition. L’Orangerie ainsi que plusieurs salles au rez-de-chaussée dont celle des enseignes (ill. 6) pourront être privatisées ce qui limitera forcément de manière importante le nombre d’œuvres qu’elles présenteront (uniquement sur les murs).


6. Salle des enseignes
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Shadowgate (CC BY 2.0)
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7. Bornes velib’ (design de Patrick Jouin)
Peut-être bientôt exposées au Musée Carnavalet
Photo : Fmjwiki (CC BY-SA 3.0)
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Ce malthusianisme de l’accrochage, couplé à la privatisation d’espaces d’expositions, aboutit à des aberrations comme le refus d’un don majeur. Une collectionneuse parisienne souhaitait en effet donner son importante collection d’enseignes parisiennes au Musée Carnavalet (environ 65 enseignes). Mais Valérie Guillaume (qui nous a pourtant affirmé le contraire lors de notre rendez-vous) a refusé cette collection sous prétexte de « manque de place ». Un manque de place qui ne concernera manifestement pas les œuvres du XXIe siècle qu’elle veut acheter, ou les bornes Vélib’ de Patrick Jouin (ill. 7) que le Projet Scientifique et Commercial envisage de faire entrer dans les collections... Il est vrai que celles-ci font désormais partie de l’histoire de Paris puisqu’elles sont en cours de démontage. Nul doute qu’on verra bientôt à Carnavalet le ravissant mobilier urbain (ill. 8) qui défigure les places de la République et de nombreuses rues de la capitale (ill. 9) !


8. « Bancs » place de la République
Pourquoi pas bientôt à Carnavalet ?
Photo : Didier Rykner
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9. Banc boulevard de Charonne judicieusement positionné
juste devant une poubelle...
Pourquoi pas bientôt à Carnavalet ?
Photo : Didier Rykner
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Le désastreux projet du musée Carnavalet est en grande partie le résultat d’une erreur de casting : la directrice du Musée Carnavalet, Valérie Guillaume, dont nous avions dressé le portrait dans cette brève, où nous nous interrogions sur l’adéquation entre son profil et le poste de directeur de Carnavalet. Nos craintes étaient hélas fondées. Soutenue par Delphine Lévy qui n’a par ailleurs aucune compétence scientifique, elle est en grande partie responsable de la nouvelle orientation du musée. Ajoutons qu’après quelques acquisitions intéressantes, dont celle d’un tableau représentant Paris dans la première moitié du XVIIe siècle dû à l’Italien Giovanni Maria Tamburini, acheté en 2016 à la galerie Mendes (ill. 10), elle privilégie désormais une politique d’achat d’œuvres de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle. Nous l’avions déjà signalé pour l’achat de « Paris Ville Lumière », œuvre de Nil Yalter et Judy Blum (voir cet article). Ce que nous ne connaissions pas en revanche, c’est le prix payé pour cette œuvre, soit 240 000 euros, ce qui dans un contexte où le budget des acquisitions des musées parisiens est déjà fort bas, l’a amputé davantage. Il faut savoir que le budget annuel du Musée Carnavalet dans ce domaine est de seulement 40 000 euros et que cet achat a donc non seulement obéré ses capacités d’acquisitions déjà ridicules mais également celles d’autres musées de la Ville.


10. Giovanni Maria Tamburini (1575 ?-vers 1660)
Plan de Paris, 1632-1641
Huile sur toile - 152 x 203 cm
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Galerie Mendes
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La seule bonne nouvelle dans cette affaire - il faut bien se contenter de peu - c’est que pour l’essentiel aucun dommage grave ne devrait être causé au bâtiment, confié à un architecte en chef des monuments historiques respectueux (François Châtillon) malgré la participation du cabinet d’architecture Snøhetta qui a prévu quelques interventions contemporaines comme la création de nouveaux escaliers… Un jour, lorsqu’un conservateur digne de ce lieu sera nommé, il sera sans doute possible de revenir en arrière. Mais que d’argent et de temps perdu ! Et, pendant de nombreuses années, la disparition du Musée Carnavalet tel que nous l’avons connu et qui était une des gloires de Paris.

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