À propos de l’Énée transportant Anchise du Musée des Beaux-Arts de Dijon : jalons pour l’œuvre de Charles Errard

La Tribune de l’art a déjà largement fait écho à l’exposition consacrée à Bossuet, l’an passé, tenue à Meaux dans les murs qu’il a jadis occupé et qui renferment aujourd’hui le musée portant son nom. J’aimerais pourtant encore y revenir à propos d’une peinture dont l’attribution à Charles Errard, suivant le parti pris, ne pouvait guère être discutée dans le catalogue, alors qu’elle était publiée pour la première fois. Ces colonnes seront l’occasion d’en donner les arguments, en réunissant un ensemble d’ouvrages cohérent sur son nom [1].

Errard avant Coypel.

Les premières années de l’installation durable d’Errard à Paris (à partir de l’hiver 1643-1644) sont marquées par la protection de Sublet de Noyers, ministre dont la puissance est alors sur le déclin. De cette relation ne témoignent plus guère que les différents projets d’édition menés à Dangu, dont les vignettes pour le Breviarium romanum datées de 1646 et 1647 publiées par Jacques Thuillier en 1978 [2]. La disgrâce puis la mort de Sublet ne paraissent pas avoir terni l’étoile du peintre qui trouve immédiatement de belles opportunités.
Chant du cygne du ministre, peut-être, Charles reçoit commande pour la chambre du roi du château de Fontainebleau. En mai 1645, plusieurs peintres y travaillent, signe d’un chantier d’envergure qui doit correspondre aux mentions concernant l’intervention d’Errard en ces lieux [3]. Sans doute à la même époque, il travaille encore au Cabinet des Empereurs du château, apparemment en collaboration avec Louis Testelin [4] Ce dernier y œuvra nécessairement avant 1655 (année de sa mort) ; le texte de Guillet l’évoque après le chantier du Raincy, qu’il date de 1646.

1. Charles Errard (vers 1603-1689)
La Justice amenant la
Tempérance
(?), vers 1645-1646
Huile sur bois - 171 x 93 cm
Fontainebleau, château
Photo : D.R.
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2. Charles Errard (vers 1603-1689)
Enée transportant Anchise
Huile sur toile - 144 x 85 cm
Dijon, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts de Dijon
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La description du palais par Guilbert en 1731 précise : « Au milieu du plafond (de ce cabinet) d’une très belle menuiserie dorée en plein, est le Portrait sur bois d’Anne d’Autriche assise, ayant un sceptre dans une main & un aigle sur l’autre, & au tour sont huit vertus morales telles que la Charité, la Prudence, la Religion, l’Espérance, la Miséricorde, la Force, la Justice & la Libéralité ». C’est vraisemblablement de ce décor que provient, La justice amenant la tempérance (?), épave défigurée sur bois conservée au château (ill. 1). Ce qui subsiste montre des dispositions et un rapport à la surface peinte qui évoquent immédiatement le Parlement de Rennes. Les drapés mouillés, envolés ou les coiffures imposent le nom d’Errard aussi promptement.

Très vite, l’artiste a donc trouvé son style décoratif. Il s’appuie sur une remarquable faculté à faire interagir format et dispositions des personnages. Ce talent est évident dans l’Enée transportant Anchise que conserve le Musée des Beaux-Arts de Dijon, présenté à Meaux l’an passé (ill. 2). L’attrait pour le costume à l’antique, le jeune page à la lance si proche de certaines figures du Breviarium romanum désignent bien le pinceau d’Errard. Les ombres du drapé de ce dernier et le paysage très italien, entre autres, rappellent le long séjour à Rome de quinze ans.

3. Attribué à Charles Errard (vers 1603-1689)
Saint Paul chez Ananias, 1645
Huile sur toile - 73 x 51 cm
Localisation inconnue
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Ces différents éléments, à en croire certaines langues acérées rappelées par Jacques Thuillier en 1978, figuraient dans le May peint par l’artiste pour l’année 1645 à travers une référence « appuyée » au traitement du thème par Pierre de Cortone. Il semble que le Saint Paul chez Ananias (ill. 3) passé en vente il y a quelques années sans nom d’auteur, mais rapproché justement de Cortone, corresponde à l’une de ces répétitions généralement offertes aux orfèvres commanditaires, comme le suggère le format voisin d’autres exemples dans le genre [5]. Les ombres encore profondes, les types physiques, les drapés, et la puissance qui se dégage de ce petit format sont tout à fait comparables au tableau de Dijon dont ils confirment la datation précoce au sein du séjour parisien.

Semblables caractéristiques se retrouvent dans le premier tableau d’envergure qui lui fut attribué avec vraisemblance et qui porte haut la réputation de Charles Errard : Renaud abandonnant Armide, conservé au musée de Bouxwiller (ill. 4). Jean-Claude Boyer et Arnauld Brejon de Lavergnée après Ursula Fischer-Pace, ont situé l’œuvre dans le cadre de la commande de 1639 par l’ambassadeur de France à Rome, rapprochée depuis du décor de l’hôtel de La Ferté-Sennecterre décrit par Sauval [6].

4. Charles Errard (vers 1603-1689)
Renaud abandonnant Armide, vers 1646 ?
Huile sur toile - 242 x 337 cm
Bouxwiller, Musée
Photo : Musée de Bouxwiller
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Guillet dit encore d’Errard et de ce décor qu’il « revint de Dangu travailler à quelques tableaux pour la galerie de l’hôtel de la Ferté-Sennecterre, et pour d’autres appartements du même hôtel » [7]. Sauval attribue au seul Errard dix des dix-huit tableaux et mentionne les mêmes artistes que le marché de 1639, qui ne prévoyait que seize peintures. L’ambassadeur contractant n’a servi que de prête-nom dans cette affaire et notre peintre, après son retour en France, s’est vu confié l’important complément qu’évoque Guillet [8].

Où situer le tableau de Bouxwiller ? J’avoue avoir toujours été troublé par l’hypothèse qui en fait une œuvre romaine : elle ne trouverait guère de résonnance dans le milieu de la Ville Eternelle de la fin des années 1630 [9]. En fait, le coloris très subtil, transposition « atticiste » du raffinement florentin d’un Bronzino, la sonorité des bleus associés aux oranges, la puissance très sculpturale, ciselée, tout cela me semble une formidable réaction à l’actualité parisienne récente qui voit s’affirmer semblable goût sobre et délicat sous l’impulsion de Jacques Stella, Rémy Vuibert, Laurent de La Hyre et d’autres [10]. C’est donc plus vraisemblablement vers 1646 qu’il faudrait situer le Renaud abandonnant Armide, comme un jalon postérieur au May et au tableau de Dijon dans l’évolution de l’artiste vers la puissance, la clarté et le raffinement de ses grands décors, tel celui du Parlement de Rennes [11].

L’apport décisif : le tableau vendu à Strasbourg en 1989.

5. Charles Errard (vers 1603-1689)
Épisode de la Jérusalem délivrée, vers 1639 ?
Huile sur toile - 159 x 218 cm
Marché d’art
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Cette datation nouvelle pourrait être corroborée par l’existence d’un tableau à l’iconographie difficile à établir mais qui semble pouvoir être interprété comme un épisode de la Jérusalem délivrée. Il a été vendu à Strasbourg comme les Adieux d’Hector avec une attribution audacieuse à Errard, qui me paraît totalement justifiée (ill. 5). Peut-être cela correspondrait-il au sujet 13 de la commande, Le nonce de l’armée navale montrant ses vaisseaux à Godefroid, ou au Rinaldo che fa pace con Armida, malgré des dimensions inférieures aux tableaux de Bouxwiller, et au Perrier de Reims ? S’il est difficile de s’imaginer à quoi pouvaient correspondre ces deux sujets, le tableau alsacien paraît néanmoins un candidat cohérent.

Une foule de détails renvoient à l’univers d’Errard dans ce qu’il a de plus sûr : le goût du détail vestimentaire ciselé, à l’antique, le drapé sculptural de la principale jeune femme et de sa suivante agenouillée, laquelle est dans une pose particulière et caractéristique du répertoire de notre artiste (angelot de la gravure de Daret montrant Anne d’Autriche sous les traits de la France confiant Louis XIV à Mazarin, pour La doctrine des Mœurs de Gomberville, 1646 (ill. 6) ; ou l’un de ceux du bandeau des Divers ornements dédiez à la sérénissime reine de Suède par Charles Errard Peintre du Roy, 1651, etc.). Les physionomies sont familières, mais traitées dans un plus fort contraste ; conséquence, sans doute d’un traitement général de la lumière, aux effets plus mouvants et, pour tout dire, « vénitiens » à la Mola ou à la Cortone [12]...

6. Pierre Daret,
d’après Charles Errard
Illustration pour Gomberville,
La doctrine des moeurs
(publié en 1646)
Paris, Bibliothèque Nationale
de France, Cabinet des Estampes
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Cet aspect cortonesque a peut-être conduit Jean-Claude Boyer sur la piste italienne qu’il a proposée (avec beaucoup de prudence, il est vrai), en relation avec le décor de l’hôtel Lambert : la lecture faite du tableau donne pour sujet Didon et Énée échangeant leur foi, sujet presqu’aussi rare que le nom de l’artiste responsable, selon l’inventaire de l’hôtel de 1679, Fabrizio Chiari. À mon sens, c’est insuffisant pour écarter tous les points de contacts visibles avec l’art de Charles Errard. Ce nom gêne si le tableau de Bouxwiller est considéré comme peint en 1639, lors de la commande initiale ; toute difficulté s’envole, dès lors qu’il est rattaché au complément de 1646.

De fait, tout porte à croire que l’autre peinture fait partie d’une première phase de l’artiste, lorsqu’il baigne encore pleinement dans le contexte romain, avec peut-être quelques réminiscences de sa formation auprès de son père dans le personnage de dos, épaule dénudée, dont la silhouette ondulante rappelle le seul tableau qui soit conservé de ce dernier, La remise des clés à saint Pierre de la cathédrale de Nantes. En l’occurence, il semble s’agir aussi d’un hommage à Poussin, par une citation de son Germanicus. Son drapé mou, agité et comme brouillé par le vent, irisé de lumière, témoigne d’un procédé qu’Errard va discipliner, par exemple pour le drapé du jeune Ascagne dans l’Énée transportant Anchise de Dijon (présenté dans l’hommage à Bossuet) [13].

7. Charles Errard (vers 1603-1689) ?
La continence de Scipion
Autrefois sur le marché d’art romain
(commenté en note 13)
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8. D’après Charles Errard (vers 1603-1689)
Apollon ordonnant à Hercule de chasser la calomnie,
vers 1640-1644 ?
Paris, Bibliothèque Nationale de France
Cabinet des Estampes
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Pour comparaison, on peut en rapprocher une gravure (apparemment publiée par Daret) conservée à la Bibliothèque Nationale, montrant Apollon ordonnant à Hercule de chasser la Tromperie (?) (ill. 8), qui présente également un style encore mouvant voire instable, sinon indiscipliné devant les ambitions et les recherches qui s’affirment. Une situation voisine, à la fin de la « formation » romaine ou éventuellement durant les tout premiers mois de l’installation en France, en découle.²

Les tableaux de la commande de 1639 auprès de notre artiste, de François Perrier, Pierre Lemaire, Pierre Mignard, Giacinto Gimignani avaient une évidente destination décorative quand bien même la peinture de Bouxwiller pourrait être considérée par nos contemporains de façon indépendante. Sans doute le public actuel a-t-il plus de difficulté à considérer avec attention la partie proprement ornementale d’un décor, qui s’éloigne du vraisemblable. Son arrangement comme son répertoire, signes d’une époque, sont souvent les premiers à pâtir, en France, des changements de goût. Or il apparaît que Charles Errard plaçait là une part non négligeable de son talent de peintre.
En dehors du chantier de Rennes et des vestiges conservés au Palais du Luxembourg pour ceux du Louvre, et à Fontainebleau, il faut lui rendre un dessin qui relève certainement de cette spécialité, conservé au Louvre sous le nom de Le Sueur qui représente Psyché et l’amour [14]. Reconnaître qu’il est « indigne » de la manière si élégante et gracieuse de Le Sueur ne doit pas conduire à négliger la fermeté des dispositions et du trait. L’attention aux volumes, aux ombres et lumières est une préoccupation sensible dans l’élaboration du décor de Rennes et semble désigner une constante de la production d’Errard. Cette feuille sans profondeur prépare une peinture « de coloris », peut-être sur fond d’or ; compartiment décoratif qui connaît un formidable essor à cet époque et dont notre artiste est l’un des promoteurs, avec Louis Testelin, notamment.
Le drapé mouillé ou qui s’envole en enroulements ciselés, l’ondulation du corps de Psyché prolongée jusque dans ses mains largement ouvertes, les chevelures, l’agencement des traits pour ombrer ne manquent pas d’équivalents dans ce qu’il y a aujourd’hui de plus sûr d’Errard, du Breviarium romanum au décor de Rennes. Sans doute certains aspects, comme le profil à la Vouet, le souci encore affirmé de détailler l’anatomie (pour le Dieu-fleuve) désignent-ils une datation plus proche des vignettes que du chantier breton mais cela ne suffit malheureusement pas pour lui trouver une destination précise, tant Guillet reste évasif sur cet aspect de son art .

9. D’après Charles
Errard (vers 1603-1689)
Hercule protecteur des arts
sous Louis XIV
, vers 1646-1648
Paris, Bibliothèque Nationale de
France, Cabinet des Estampes
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Une gravure représentant Hercule protecteur des arts sous Louis XIV (ill. 9) propose semblable travail pour la musculature impressionnante du héros. L’âge apparent du jeune roi et la destination de l’estampe pour Les Triomphes de Louis le juste publié en 1649 (avec également des illustrations d’après Berthollet Flémalle, à Paris en 1646-1648) situent le dessin préparatoire dans ces premières années du séjour parisien. Ils confortent la datation de la feuille du Louvre qui lui semble proche [15].

Situés avant la participation de Noël Coypel à l’atelier, la plupart de ces ouvrages permettent d’affiner la personnalité stylistique du maître, étonnant mélange de puissance et de délicatesse, de raffinement et de lourdeur quasi minérale [16]. Au gré des découvertes à venir, sa profonde originalité devrait s’affirmer et ne plus laisser de doute sur son importance dans le cadre artistique parisien au temps de Mazarin.
Toutefois, s’en tenir à ce qui précède, ramassé dans le temps, risquerait d’en diminuer dès maintenant la portée en omettant la capacité de l’artiste à se renouveler face à l’actualité bouillonnante de la capitale où, pour ne citer que certains des peintres d’histoire les plus en vue, Vouet et son atelier, Perrier, Stella, Champaigne, La Hyre, Le Sueur, Bourdon, Le Brun travaillent. Il faut encore évoquer quelques cas parfois à la lisière du problème posé par le chantier de Rennes pour suggérer son évolution.

De Coypel à Errard.

10. Attribué à Charles Errard (vers 1603-1689)
Nativité
Huile sur toile - 165 x 130 cm
Marsillargues, église
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L’examen de ces témoignages oblige, à mon sens, à reconsidérer l’attribution faite récemment de la Nativité de Marsillargues en faveur de Noël Coypel (ill. 10). Elle est compréhensible en fonction de liens évidents avec ce que l’on a si bien pu voir, en 1998, du décor de Rennes - mais demande à tout le moins les mêmes réserves.
Il est clair que l’œuvre ne peut relever de la carrière personnelle de l’élève, comme la comparaison avec sa « propre » version du thème pour les Tuileries, vers 1667-1668 (conservée au Musée des Beaux-Arts de Nancy et préparée par une esquisse aujourd’hui présentée par le Musée des Beaux-Arts de Rennes), en donne l’assurance. Le jeu de l’ombre, notamment sur les visages, le drapé aux plis puissants incurvant les vêtements, les types physiques, corps puissants et musclés, visages au yeux vifs, au nez fort sur une petite bouche, chevelure volontiers bouclée, nous sommes en présence d’un véritable catalogue de ce qui se révèle progressivement être le style propre d’Errard. On peut hésiter sur la date, mais les liens avec les gravures du Breviarium romanum sont si forts qu’on ne peut l’en éloigner trop.

Errard, le May de 1645 en témoigne, recevait également de grandes commandes religieuses. Un tableau conservé aujourd’hui dans la Primatiale de Lyon représentant Saint Benoît et sainte Scholastique présentant leurs cœurs à la Vierge et l’Enfant doit pouvoir être rattachée à cette même période [17] (ill. 11). Le drapé mouillé, aux plis ciselés, les mains larges, les personnages aux traits lourds et leur dispositions soutiennent la comparaison avec le Renaud quittant Armide ou les gravures du Breviarium romanum.

11. Charles Errard
(vers 1603-1689)
Saint Benoît et sainte
Scholastique présentant leurs coeurs à
la Vierge et l’Enfant
, vers 1645-1650 ?
Huile sur toile - 145 x 105 cm
Lyon, Primatiale
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L’historique de l’œuvre fait resurgir le nom de l’élève : probable attribution révolutionnaire qu’il faut rapprocher du constat d’absence totale du nom de Charles Errard dans les inventaires des saisies parisiennes de l’époque. Ce qui est proposé ici devrait du moins permettre de trancher en faveur du maître pour cette peinture.
Il serait téméraire, toutefois, d’affirmer dans l’état actuel des connaissances qu’elle fut bien réalisée vers 1645, pour la « vieille église » du Val-de-Grâce, plutôt que pour les chantiers postérieurs où travaillent également Champaigne, vers 1656, puis Mignard (en 1663-1665). Cette dernière éventualité semble exclue tant la marque d’Errard domine et tranche sur ce que l’on connaît de Coypel dans ces années.
Les liens formels avec le chantier de Rennes, une monumentalité accrue, une lumière plus éclatante, la grande souplesse des drapés, incitent à songer au milieu des années 1650, et donc à écarter les environs de 1645, suggérant une œuvre maîtrisée de bout en bout par le Nantais au moment de la contribution de Louis Testelin, à nouveau voisin de chantier. S’agit-il d’un produit de l’atelier faisant intervenir Noël - avec les mêmes réserves que pour les ouvrages de Rennes ? Je suis enclin à penser à un caractère plus franchement autographe (au même titre que certaines parties du plafond de Rennes, comme L’autorité de la Loi). Nous sommes encore en présence d’un contexte « royal » par la protection d’Anne d’Autriche envers les Bénédictines de ce couvent...

Clés pour une évolution.

Le plafond de Rennes et le tableau de la Primatiale donnent des indices pour l’évolution de l’artiste en France qui ont pour inconvénients de s’inscrire dans le débat sur le partage entre le maître et l’élève. Il faut donc recourir à d’autres points d’appui. À nouveau, les gravures citées par Jacques Thuillier sont d’un grand secours, en particulier celles de Nicolas de Poilly datées de 1655 pour L’office de la Sainte Messe édité à Paris par Pierre Le Petit [18] (ill. 12). Elles montrent un artiste qui a gagné en fluidité, en densité, voire en fièvre.

12. Charles Errard (vers 1603-1689), gravé par Nicolas de Poilly,
L’office de la Sainte Messe, 1655
L’eucharistie, frontispice
Photo : D.R.
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13. Charles Errard (vers 1603-1689)
Concert d’anges
Plume et pinceau, encre noire et lavis gris,
rehauts de blanc
Bibliothèque Nationale de France,
Cabinet des Estampes
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Cela se retrouve dans une petite feuille conservée au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale de France (ill. 13) qu’une annotation donne à Charles Errard : la confrontation avec ledit frontispice lui donne évidemment raison. Ce Concert d’anges propose à nouveau des recherches de relief et de lumière attentives, grâce au lavis et aux rehauts blancs. Les drapés comme les personnages, eux, sont traités avec moins de délicatesse.

A Rennes même, le nom d’Errard est rattachée à La Jurisprudence, dont le statut également délicat a été évoqué dans l’exposition récente (ill. 14). Sa provenance de l’atelier ne fait pourtant aucun doute et la responsabilité du maître y est évidente. La surpuissance des formes (quoique déjà vue pour l’Hercule protecteur des arts gravé) peut correspondre à une destination pour la tapisserie.


14. Charles Errard (vers 1603-1689)
La Jurisprudence
Huile sur toile - 270 x 195 cm
Rennes, Musée des Beaux-Arts
© Musée des Beaux-Arts de Rennes
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15. Attribué à Charles Errard (vers 1603-1689)
Abraham et Melchisédech
Huile sur toile - 227 x 173 cm
Rennes, Musée des Beaux-Arts
Photo : Musée des Beaux-Arts de Rennes
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Un autre tableau souvent négligé en raison de son état, Abraham et Melchisédech (ill. 15), présente toutes les caractéristiques du style d’Errard. Le profil d’Abraham, au nez fort et haut, comme le drapé plus dense, presque contraignant, se retrouvent notamment dans les gravures de 1655, incitant à une datation vers cette époque. La note antiquisante apportée à l’interprétation n’est évidemment pas à négliger et fournit la base d’une comparaison stimulante avec la version du sujet antérieure de vingt ou trente ans par Laurent de La Hyre, exotique et « précieuse », que le même musée conserve.

On peut en rapprocher une Porcia dans un état bien meilleur mais qui semble curieusement inachevée (notamment dans le rideau de fond, fantômatique) (ill. 16). Les formes lourdes et la coiffure de l’héroïne, le coloris sonore, déjà visibles à Bouxwiller mais sur un mode plus ample, la touche visible dans certaines parties, tous ces aspects désignent Errard. Le souci archéologique du peintre pourrait y avoir été aiguillonné par la concurrence de Le Brun qui s’affirme durant la décennie comme un puissant rival dans le domaine de la décoration [19].

16. Charles Errard (vers 1603-1689)
Porcia
Localisation inconnue
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17. Charles Errard (vers 1603-1689)
L’union de la France et de Rome
Pierre noire, mise au carreau
Paris, École Nationale Supérieure
des Beaux-Arts
Photo : ENSBA
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C’est ce contexte, cette rivalité, qui a conduit Errard à la direction de l’Académie de France à Rome créée par Colbert, éloignement de prestige qu’il aurait lui-même proposé. Je suis tenté d’en rapprocher un dessin conservé à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts [20] (ill. 17), préparatoire à une peinture du Helen Foresman Spencer Museum, The University of Kansas, Lawrence [21]. L’un et l’autre prolongent la période française (lourdeur, drapé envolé, touches croisées...) dans le sens de ce que l’on voit dans les vignettes de l’ouvrage de Bellori reproduites par Jacques Thuillier en 1978. Comment dès lors ne pas envisager une décoration plafonnante liée à l’institution dont il avait la charge, glorifiant le rapprochement entre la France et Rome, désignée par la louve aux jumeaux dans la partie inférieure ? Des découvertes futures permettront peut-être d’en préciser les circonstances [22]...

Ces éléments épars n’ont pas vocation à retracer une carrière aussi longue et riche que celle de Charles Errard. Leur rassemblement ici souhaite apporter l’esquisse d’un style et présenter une personnalité forte, justifiant l’importance de son atelier.

18. Charles Errard (vers 1603-1689) ?
La Vierge et l’Enfant servie par les anges
Pierre noire
Vienne, Albertina
Photo : D.R.
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L’interaction avec le cadre, le travail de la touche, large ou croisée, l’ampleur de la composition, l’emploi de formes lourdes, très présentes conviennent parfaitement à l’art du grand décor dans lequel l’artiste a triomphé à Rennes comme sur les chantiers royaux. Les œuvres de moindre envergure permettent de constater que ces aptitudes étaient naturelles et qu’elles n’avaient été tempérées que par le raffinement né de l’étude de l’antique, auquel Errard semble avoir consacré tant d’attention [23] .

Bibliographie :

Abbé Guilbert, Description historique des château, bourg et forêt de Fontainebleau, Paris,1731.

Guillet de Saint-Georges, 1854 : in Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1854, I (Errard et Testelin, mémoires lus en 1690-1691).

Thuillier (Jacques), 1978 : « Propositions pour : Charles Errard, peintre », Revue de l’art, n° 40-41, p. 151-172.

José Lothe, L’œuvre gravé de François et de Nicolas de Poilly d’Abbeville, graveurs parisiens du XVIIè siècle, Paris, 1994.

Rennes. Palais du Parlement de Bretagne. Les peintures restaurées, coll. Images du Patrimoine, Cahiers de l’Inventaire, catalogue collectif, Rennes, 1998.

Boyer Jean-Claude, 2000 : « Le cabinet de l’Amour de l’hôtel Lambert : propositions pour quelques tableaux perdus », in. Mélanges en hommage à Pierre Rosenberg, Paris, 2000.

Bonfait Olivier, 2000 : Cat. exp. Autour de Poussin. Idéal classique et épopée baroque entre Paris et Rome, Rome, Académie de France, 2000, Oliver Bonfait et Jean-Claude Boyer (commissaires).

Sylvain Kerspern

Notes

[1Cette étude a pour point de départ la conférence tenue en 1992 dans les locaux des Archives et du Patrimoine de Seine-et-Marne, autour de la Déposition de croix du Frère Luc conservée dans l’église de Montereau. J’avais alors déjà présenté sous le nom d’Errard la peinture de Dijon. L’essentiel de la rédaction de cet article, toutefois, était destiné à une revue projetée sur le dessin (qui n’a pas vu le jour), et réagissait à la présentation du décor restauré du Parlement de Rennes en 1998-1999. Je dois prochainement mettre en ligne sur mon site (http://www.kokoom.com/dhistoire-et-dart/classique.html) la partie concernant ce chantier important, qui pose le problème du partage entre le maître et ses élèves (en l’occurence Noël Coypel).

[2Jacques Thuillier, 1978, fig. 2, 5, 9-21 (toutes les vignettes du volume n’y sont pas publiées).

[3Le détail des entreprises bellifontaines d’Errard se trouve dans ma thèse (soutenue en 1990) que j’espère toujours publier ou mettre en ligne, sous le titre Peintres et mécènes en Brie au XVIIè siècle.

[4Sur la contribution de Testelin, voir Guillet de Saint-Georges, 1854, I, p. 218 ; la part d’Errard est relevée par l’abbé Guilbert, 1731, I, p. 151-152.

[5Vente Sotheby’s, Monaco, 7 décembre 1990, n° 167 ; huile sur toile, 73 x 51 ; pour comparaison de format, voir par exemple le cas de Laurent de La Hyre évoqué par Pierre Rosenberg et Jacques Thuillier, Laurent de La Hyre, catalogue de l’exposition de Grenoble- Rennes-Bordeaux, 1988-1989, n°119 et 136.

[6Sur le tableau, sa commande et ce décor, voir en dernier lieu le catalogue de l’exposition Autour de Poussin. Idéal classique et épopée baroque entre Paris et Rome, Rome, Académie de France, 2000 (Oliver Bonfait et Jean-Claude Boyer, commissaires).

[7Guillet, 1854, I, p. 76.

[8Olivier Bonfait (2000) a pu confirmer cette hypothèse par un document.

[9La lecture de l’article de Jean-Claude Boyer et Arnauld Brejon de Lavergnée conduit à une datation en France, tant les points d’ancrages relevés y sont nombreux. La publication, par Alain Mérot dans sa synthèse sur La peinture française du XVIIè siècle (Paris, 1994, p. 124-125), du tableau de Bouxwiller à côté de la contribution de Perrier au même décor (aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts de Reims) montre ce que le Nantais a pu devoir au Bourguignon, dont on ne mesure peut-être pas encore toute l’importance.

[10Le voisinage de la peinture de Bouxwiller avec le Christ retrouvé par ses parents dans le Temple (1641-1642) de Jacques Stella dans l’exposition Grand siècle, en 1993, disait assez ce qu’Errard avait pu retirer de solennité, de puissance et de calme de l’art du Lyonnais. Le raffinement minéral et coloré est un autre point commun à souligner.

[11Il faut lui associer un tableau aujourd’hui au Queen’s Hotel de Cheltenham (Royaume-Uni) aimablement signalé par Moana Weil-Curiel, au contexte sans doute similaire : également tiré du Tasse, il montre un style tout proche.

[12Un autre tableau sur le thème de la Jérusalem délivrée sur le marché d’art new yorkais Armide retenue par l’Amour, vraisemblablement d’Errard, porte cette double influence du cercle de Poussin et du « vénétianisme » romain des années 1620-1630 .

[13Le type physique androgyne du personnage du tableau de Dijon, appliqué ici à un jeune homme et qu’Errard utilise volontiers pour ses anges, se retrouve encore pour deux suivantes d’une Continence de Scipion(?) passée en vente Finarte à Rome comme Sébastien Bourdon témoigne d’une culture voisine (ill. 7). Le drapé encore mou et irisé, les dispositions dansantes voire instables rappellent ce qui se voit dans les supposées Adieux d’Hector ; mais l’attribution ferme demande un examen direct de l’œuvre.

[14Alain Mérot (Eustache Le Sueur, Paris, 1987, n°178, fig. 435), le rapprochant du décor du Louvre, estime encore pouvoir le rattacher à son cercle. La notice concernant le dessin ne mentionne que Le Sueur et Charles Poerson comme peintres participant à ce décor mais dans l’introduction à l’ensemble de entreprise (p. 306), Errard leur est adjoint. Sa contribution pourrait être mentionnée par Guillet à travers les peintures, ornements et dorures pour le petit cabinet sur l’eau mais il est étonnant que le conférencier la passe sous silence dans sa vie de Le Sueur. L’attitude de Psyché est sans doute inspiré d’un Noli me tangere gravé par Fattoure d’après Toussaint Dubreuil. La version de Vouet du thème mythologique, gravée par Daret, a pu également le stimuler : références décidées à deux grands décorateurs...

[15Avec l’Apollon ordonnant à Hercule de chasser la tromperie, gravure déjà mentionnée, elle propose des arguments en faveur de l’attribution naguère faites par les frères Pardo pour une Incrédulité de saint Thomas présentée dans leur galerie.

[16Guillet de Saint Georges situe la première participation de Coypel à l’atelier d’Errard pour les décors de l’opéra « qui avoit pour sujet les amours d’Orphée et d’Euridice » présenté au Palais-Royal en 1646, pour une « grande frise de rinceaux ou ornements de feuillages qui se dessinoit en perspective », commencée par d’autres et que Noël « qui n’étoit alors âgé que de quinze à seize ans » (en fait dix-huit) se serait attaché à rectifier « de lui-même ». De son côté, de Sève l’aîné (« qui depuis a été recteur de l’Académie ») réalisait plusieurs tableaux qu’il « avoit peint et fini d’après des dessins que M. Errard n’avoit faits que de pratique ». Ces précisions doivent être accueillies avec prudence : Guillet parle sous le contrôle des membres de l’atelier, non sous celui de son chef. Celle signalée ici par les italiques rappelle ce qui a été constaté sur le chantier de Rennes : les dessins « de pratique » seraient des inventions dégagées de tout travail de mise au point dans le détail (notamment sur le modèle), dont de Sève aurait eu à faire « toutes les études »...

[17Il est possible d’en retracer partie de l’historique : saisi en 1794-1795 au Val-de-Grâce sous le nom de ... Noël Coypel, il passe ensuite sous le nom de Stella et se trouve destiné d’abord au Louvre. Intégré au premier envoi du gouvernement au musée de Lyon en 1803, il est ensuite déposé à la Primatiale lors d’un échange triangulaire (Alexandre Lenoir, « Catalogue historique et chronologique des peintures et tableaux réunis au Dépôt national des Monuments français », Revue universelle des arts, Paris, t. 21, 1865, p. 128, n° 286 ; « État des objets qui ne tiennent point à la Collection des Monuments français, et qui se trouvent déposés provisoirement dans le Musée de la rue des Petits-Augustins », n° 640, parmi les « Moyens », Archives du Musée du Monument Français, II, 1886, p. 270 ; Archives du Musée du Monument Français, I, 1883, p. 127 ; II, 1886 ; p. 270, 321, 407, comme Claude Stella ; Yveline Cantarel Besson, Musée du Louvre (janvier 1797-juin 1798). Procès-verbaux d’administration du « Musée central des arts », Paris, 1992, p. 96 ; Clément de Ris, Les musées de Province, 1851 , II, p. 374, « envoi d’Italie » ; 1,46 x 0,975 m. ; Daniel Ternois, « Les tableaux de la Primatiale », Revue du Lyonnais, 1978, t. 1, n° 3, p. 236, n°13). Je dois à Nicolas Sainte-Fare-Garnot le rapprochement du tableau de la Primatiale avec celui du Val-de-Grâce, ce dont je le remercie.

[18José Lothe, 1994, p. 264-265, fig. 10 et13.

[19Il est trop tôt encore pour dire s’il ne faut pas éventuellement placer plus tard, dans l’ultime période italienne, cette peinture, qui pourrait également réagir à l’art d’un Maratta.

[20Inv. EBA 1200.

[21Tous deux sont reproduits parmi les ouvrages rejetées de l’œuvre de Le Sueur par Alain Mérot (1987, fig. 556-557.)

[22Souhaitons que les recherches entreprises par Emmanuel Coquery sur le peintre y contribuent et apportent notamment quelque éclairage à ce propos.

[23D’autres ouvrages encore pourraient être évoqués à propos de Charles Errard. Isabelle Derens et Moana Weil-Curiel (« Répertoire des plafonds peints... », Revue de l’art, n°122, 1998/4) ont par exemple attiré l’attention sur ce qui subsiste de l’hôtel Catelan, rue Vivienne : la reproduction qui accompagne sa mention confirme pleinement l’attribution à l’atelier d’Errard en montrant un équivalent remarquable aux camaïeux de Rennes qui doit leur être contemporain (vers 1661 ?).Deux dessins donnés à Stella doivent lui revenir. La Vierge et l’Enfant servie par les anges de l’Albertina (Inv. 11458), dessin d’une étonnante propreté, dispose dans un paysage italien de moyennes montagnes déjà vu des personnages aux types et aux coiffures désormais reconnaissables, qui doivent en effet quelque chose à Stella (ill. 18). Quant au projet de plafond consacré à Apollon conservé au Louvre ( inv. 32900), je l’ai déjà rapproché de Noël Coypel et des projets pour les Tuileries (dans l’étude sur Antoine Bouzonnet Stella, Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, année 1988, 1989, p. 44, note 57) ; je me permets de le publier à nouveau ici dans la mesure où les dessins présentés à l’exposition de Rennes présentent des affinités, notamment par la technique, qui pourraient conduire, à nouveau, au passage de l’élève au maître...

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